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« Laissons les enfants tâtonner quand ils apprennent le français ! »

Karine Duvignau étudie les approximations du langage chez les jeunes enfants. Objectifs : aider les enseignants, dépister certaines formes d’autisme et la maladie d’Alzheimer.

Elle exerce ses recherches en linguistique au sein du laboratoire CLLE-ERSS. Lors de la Nuit des chercheurs, le 24 septembre, elle invitera petits et grands à jouer avec les mots pour faire comprendre l’intérêt de son travail.

Pourquoi avoir choisi le verbe comme sujet de recherche ?

Tout d’abord parce que c’est un champ peu exploré. Que ce soient les tests d’évaluation médicaux ou les manuels scolaires, tous concernent majoritairement le nom commun. De plus, les verbes possèdent entre eux de très nombreux synonymes, avec des proximités de sens plus ou moins étroites. On peut par exemple manger une pomme, mais aussi la croquer, la dévorer, la savourer, l’avaler.

Un jeune enfant qui ne maîtrise pas encore la langue utilisera essentiellement le verbe générique (« manger »). Ses variantes, plus spécifiques, n’apparaîtront que plus tard. Ce même enfant aura aussi recours à des approximations : voyant quelqu’un déchirer un journal, il se peut qu’il dise qu’on l’a « cassé », ou devant une personne qui épluche une orange, il déclarera qu’elle la « déshabille ».

Comment réagissent les adultes ?

Ces termes peuvent faire sourire, évoquer des prédispositions à la poésie ou, comme c’est le plus fréquent, placer l’enfant en situation d’échec. L’enfant n’a pas utilisé le mot juste, on lui fait donc comprendre que ce n’est pas bien, sans prendre en compte la pertinence de son raisonnement. Notre représentation de la langue, encore trop normative, ne permet pas d’utiliser ces approximations pour l’enseignement ou le soutien aux enfants en difficulté, à l’école ou dans le champ clinique.

Pourtant, des premiers résultats permettent de souligner que ces tâtonnements structurent la période de construction du lexique lors du processus d’apprentissage d’une langue et ce, aussi bien chez le jeune enfant que chez un adulte apprenant une langue étrangère.

Comment êtes-vous parvenue à ces conclusions ?

Nous avons notamment comparé les réponses d’un groupe d’enfants français âgés de 3 à 9 ans, et d’un groupe semblable d’enfants taïwanais parlant le mandarin, une langue extrêmement éloignée de la nôtre. Tous ont visionné les mêmes petits films montrant une personne en pleine action (déchirant un journal, épluchant une orange, etc.).

Et dans les deux groupes, malgré les différences de langue et de culture, nous avons observé le même recours à l’approximation. Nous l’avons aussi mis en évidence au sein de groupes d’adultes étrangers apprenant le français, ce qui montre que l’acquisition du langage se fonde sur l’approximation dans différents systèmes linguistiques.

Quels sont les intérêts concrets d’une telle recherche ?

Il faudrait porter à la connaissance des professeurs des écoles ces observations afin qu’ils mobilisent ces tâtonnements verbaux, qu’ils s’appuient dessus pour aider l’enfant à s’approprier ensuite les bons mots. Je m’y attelle activement car mon enseignement s’inscrit dans les missions de l’École Interne IUFM Midi-Pyrénées de l’Université de Toulouse-Le Mirail.

Par ailleurs, après avoir étudié des locuteurs atteints de la maladie d’Alzheimer au stade modéré ainsi que des petits groupes d’enfants atteints du syndrome d’Asperger (comme dans le film Rain Man) et des enfants atteints d’autisme de haut niveau, en partenariat avec le Centre Ressources Austime Midi-Pyrénées et l’équipe de Thierry Maffre à l’hôpital La Grave, nous pensons que ce recours ou non à l’approximation lexicale et à des verbes génériques plutôt que spécifiques pourrait servir de marqueurs linguistiques de ces atteintes.

Comment cela ?

Les recherches montrent que le syndrome d’Asperger est associé à un usage hautement précis du vocabulaire : l’autiste utilise le mot juste, pas l’approximation. Si on lui demande de déshabiller une orange, en général, cela crée un trouble : il ne fait rien, bloqué, car la requête ne revêt aucun sens à ses yeux.

À l’inverse, un enfant de 4 ans sans trouble de l’apprentissage épluchera l’orange sans hésitation, tandis qu’un enfant sans troubles plus âgé (aux environs de 8 ans) le fera après avoir marqué, en souriant ou en parlant, le caractère bizarre de la demande. Pour ce qui est des stades modérés de la maladie d’Alzheimer, on observe un retour plus ou moins marqué à l’approximation et aux verbes génériques.

Ces marqueurs linguistiques, destinés à compléter les outils existants de dépistage de ces troubles, ne sont pas encore quantifiés précisément, ni étalonnés. Une nouvelle étude à plus grande échelle est nécessaire pour développer des outils cliniques. Nous allons déposer un projet à l’ANR dans les mois qui viennent pour poursuivre dans cette voie.